Raconter la mère, par Albert Cohen

"Va plume, redeviens cursive et non hésitante, et sois raisonnable, redeviens ouvrière de clarté, trempe-toi dans la volonté et ne fais pas d'aussi longues virgules, cette inspiration n'est pas bonne. (..) Et toi mon seul ami, toi que je regarde dans la glace, réprime les sanglots secs et puisque tu veux oser le faire, parle de ta mère morte avec un faux coeur de bronze, parle calmement, feins d'être calme, qui sait, ce n'est peut-être qu'une habitude à prendre ? Raconte ta mère à leur calme manière, sifflote un peu pour croire que tout ne va pas si mal que ça, et surtout souris, n'oublie pas de sourire. Souris pour escroquer ton désespoir, souris pour continuer de vivre, souris devant ta glace et devant les gens, et même devant cette page. Souris avec ton deuil plus haletant qu'une peur."  
Albert Cohen, "Le livre de ma mère".

La gifle d'Albert Camus

" C'est une de ces grimaces que le grand curé surprit un jour, et, croyant qu'elle lui était adressée, jugea bon de faire respecter le caractère sacré dont il était investi, appela Jacques devant toute l'assemblée des enfants, et là, de sa longue main osseuse, sans autre explication, le gifla à toute volée. Jacques, sous la force du coup faillit tomber. "Va à ta place maintenant", dit le curé. L'enfant le regarda, sans une larme (et toute sa vie ce fut la bonté et l'amour qui le firent pleurer, jamais le mal ou la persécution qui renforçait son coeur et sa décision au contraire), et regagna son banc. La partie gauche de son visage brûlait, il avait un goût de sang dans la bouche. Du bout de la langue, il découvrit que l'intérieur de la joue s'était ouverte et saignait. Il avala son sang.
Pendant tout le reste des cours de catéchisme, il fut absent, regardant calmement, sans reproche comme sans amitié, le prêtre qui lui parlait, récitant sans une faute les questions et les réponses touchant à la personne divine et au sacrifice du Christ, et, à cent lieues de l'endroit où il récitait, rêvant à ce double examen qui finalement n'en faisait qu'un."

Albert Camus, "Le premier homme"